30 juin 2012 : chronique d’une mort longtemps annoncée, le Minitel

Article publié sur le blog Chroniques 21 le 30 juin 2012.

Il se meurt (pas assez vite), il est mort. Mais cette fois, ça y est. En ce 30 juin 2012, le Minitel est mort.

Ce terminal télématique grand public autant que professionnel, j'y suis attaché par une relation affective. Certes, je ne suis pas Xavier Niel : je n'ai pas fait fortune grâce à lui. Mais l'un de mes premiers postes a consisté à implémenter dans des restaurants d'entreprises une solution de gestion pour les gérants salariés (des cuisiniers la plupart du temps) basée sur Minitel, à former les utilisateurs et cela dans toute la France. A l'époque, c'était très innovant. C'était l'une des premières disparitions des procédures papier dans un tel secteur.

Et puis, le Minitel constituait une vraie avancée technologique franco-française. L'opérateur historique avait créé cet outil pour utiliser son réseau de transport de données, le fameux Transpac, dont la fermeture entraine celle des services Minitel en ce jour. Transpac, c'était un réseau utilisant le protocole X25. Sa logique était exactement l'inverse de celle d'Internet et du protocole IP. Pourtant, les deux protocoles ont été conçus en France. France Télécom a fait le choix du X25, l'armée américaine de l'IP, chacun avec de très bonnes raisons. C'était un pari dans les deux cas. L'IP l'a emporté. Transpac faisait partie d'un programme d'investissement considérable pour permettre à la France d'être à la pointe des technologies de communication (et ce fut une réussite).

L'IP repose sur le principe du chemin physique variable (pratiquement indéterminé à l'avance) et l'envoi sur les différents chemins possibles de "paquets" de données, d'où la dénomination de "transferts par paquets" développée par Louis Pouzin. Vinton Cerf a ensuite repris les travaux de Louis Pouzin, son système Cyclade, pour créer l'Arpanet pour le compte de l'ARPA. Le but d'une telle architecture est la redondance des chemins rendant possible la communication en milieu hostile : si un noeud de transfert est détruit par une bombe atomique soviétique, le message peut passer par ailleurs. Personne n'envisageait que ce système puisse permettre de simplement résister à une panne ou à une surcharge. A l'époque, on fabriquait de la qualité et il fallait une bombe atomique (au moins) pour commencer à détruire un ordinateur...

Le X25 repose sur un système plus simple : la commutation de circuits. Vous avez un câble physique unique entre l'émetteur et le récepteur ou entre les deux machines s'échangeant des données. Pas de redondance a priori. Pas de routage compliqué. C'est simple, efficace, sécurisé par nature (on sait d'où ça part et où ça arrive, raison pour laquelle les terminaux Carte Bleue ont longtemps utilisé le X25) et peu coûteux à construire. La simplicité entraîne la rapidité des échanges. A l'inverse, la moindre panne ou destruction sur le chemin physique entraîne la panne de toute la communication, sauf à basculer une partie du trajet sur un circuit redondant, ce qui implique une interruption de service durant la manoeuvre. De plus, le X25 ne s'adapte pas à une variabilité du trafic.

Jean-Paul Maury, l'un des créateurs du Minitel en France, m'avait dit un jour : "la victoire d'IP sur X25, c'est celle des informaticiens sur les hommes des télécoms". Je pense qu'il avait raison.

Depuis vingt ans, j'ai continuellement croisé le Minitel. J'en ai fait un mémoire pour le CNAM, des articles dans Le Monde Informatique (dans les numéros spéciaux de type 20 ans, n°1000...)...

Alors tirons un petit bilan.

Le Minitel a permis à la France d'être très en avance sur les autres pays. Je reviens juste après sur les raisons du succès. Il a été le premier outil pour créer des services télématiques et permettre des dématérialisations et des démarches instantanées à distance. En France, il est naturel depuis 30 ans de réserver un billet de train ou de chercher un numéro de téléphone par un terminal informatique. Pas ailleurs. Les technologies développées pour l'annuaire électronique inspirent encore aujourd'hui les industriels de la gestion de données : à l'époque, il fallait être économe et rapide tout en n'ayant à disposition que des équivalents de calculatrices à peine programmables. Les bases de données en mémoire, les disques durs ultra-rapides, etc. datent de cette époque.

A l'inverse, et par nature, le Minitel était peu évolutif. Il était même fait pour ne pas évoluer. De ce fait, un virus était impossible à y introduire. Songez que les premiers Minitel avaient des connecteurs en or ! Ils étaient increvables et marchaient encore pour la plupart au bout de vingt ans ! Sécurité, stabilité : les valeurs françaises, quoi.

Il y a une légende urbaine que je n'ai jamais pu vérifier. On dit que des Américains étaient venus en France pour expliquer à quel point Internet était génial. Ils avaient réuni le gratin des start-up du moment. Et là, démonstration : on cherche un numéro de téléphone, on bavarde en ligne, etc... A chaque nouvelle démonstration, réaction unanime de la salle : "on fait pareil avec le Minitel". Et puis le PC américain plante. Et là, commentaire des frenchies : "ah, désolé, ça, on ne sait pas faire en effet" dans un éclat de rire général. Tout est dit dans cette anecdote qui doit être plus ou moins vraie.

C'était tellement vrai que les Français ont longtemps résisté à Internet. Pourquoi renoncer à un produit qui marche et ne coûte pas grand'chose pour devoir acheter un machin compliqué qui plante et coûte cher pour faire à peu près la même chose ? Il a fallu qu'Internet évolue considérablement pour que les Français l'adoptent comme un Minitel 2, une évolution de ce à quoi ils étaient d'ores et déjà habitués. Et ils ont gardé une exigence de la qualité de service et du faible coût qui surprend toujours les Américains. Comparez les tarifs d'Internet en France et aux Etats-Unis, avec les qualités de services associées (je parle des offres courantes, pas des super-top premiums). Vous serez étonnés et fiers de la France.

Le Minitel a été aussi une innovation fondamentale dans l'économie des télécoms. Pour la première fois, un opérateur de télécommunication servait de banque : les services consommés étaient payés sur la facture des communications téléphoniques. Tous les services mobiles reposent sur ce modèle mis au point pour le Minitel. Et tous les opérateurs ont tenté, à un moment ou un autre, de reproduire ce modèle sur Internet. Les logiques étant totalement opposées, cela a toujours échoué.

Le Minitel était aussi un subtil équilibre. Il était simple mais permettait d'accéder à de nombreux services : son homologue anglais était trop simple et ne comportait qu'un clavier numérique pour accéder à une banque documentaire où chaque document était doté d'un matricule, son homologue allemand était à l'inverse trop compliqué et proche du PC. Son modèle économique reposait sur de la location pure et le financement par la consommation des services. Ses homologues étrangers nécessitaient que l'on achète le terminal au préalable. Les Français, eux, se sont retrouvés presque par force utilisateurs du Minitel que l'Etat leur fournissait gratuitement tandis que les services papier devenaient de plus en plus payants.

Bien sûr, Internet permet l'évolution, la résilience, l'ouverture, etc. Et le sens de l'histoire voulait qu'il gagne à la fin. Mais ne crachons pas sur notre Minitel. Il fut un beau succès.

Adieu, donc, et merci pour tout.